La maison de Bernard Boutet de Monvel
PAUL VALÉRY dit qu'il y a des monuments qui sont muets, d'autres qui parlent, et finalement, que certains chantent. Plus modestement, je pense que certains se contentent de vivre.
Aménager une maison ancienne est une chose périlleuse et très délicate. La maison ancienne est un invalide qu'il faut traiter ; il y a des risques de le tuer. Je ne veux pas dire matériellement, mais spirituellement. Matériellement on fait ce que l'on souhaite en architecture, excepté enlever l'humidité d'un immeuble ancien, vous dirait Bernard Boutet de Monvel. Mais il faut donner une nouvelle vie, transfuser un nouveau sang dans un corps usé.
Quel que puisse être le style, on se doit d'éviter de faire une reconstitution, en se lançant dans un exercice d'archéologie. Dans cette voie, on reste toujours froid et inférieur à son modèle, on n'accomplit jamais qu'un décor. Dans un logement réussit, on doit se sentir à l'aise, comme dans un vêtement ; cela doit avoir la saveur du présent, d'un présent «vivant».
En conséquence, chaque cas architectural est un problème nouveau, spécifique, dépendant du climat, de l'emplacement, mais avant tout de la personnalité de celui qui doit y habiter.
C'est lui qui sera source d'inspiration ; c'est lui qui, par sa personnalité ou par son caractère, déterminera et, finalement, fixera le style de la demeure.
Plus le caractère de la personne est marqué, mieux sera l'architecture qu'il obtiendra, à tel point qu'en général, on ne sait pas tant le nom de l'architecte que le nom de celui qui commanda le monument. Les styles eux-mêmes portent la marque de ceux qui les inspirent.
Mansard et Lenôtre ont mis leur talent à traduire le siècle de Louis XIV ; l'Arc de Triomphe, aux yeux du monde entier représente Napoléon, quand peu nombreux sont ceux qui l'attribue à Chalgrin.
Les architectures du passé demeurent des témoins éloquents de l'humanité. Tout comme les écrits, elles retracent la vie, les coutumes et les caractères des hommes. Nous comprenons mieux un homme lorsque nous avons respiré l'air de son pays, visité sa maison. Aussi, pour faire un travail convenable, l'architecte doit-il être en mesure de décrire clairement la personnalité de celui pour qui il travaille.
Si je dessine le portrait de Bernard Boutet de Monvel, j'explique sa demeure, tout comme plus tard cette demeure parlera de lui. Tout le monde sait que Bernard Boutet de Monvel est un artiste de grand talent, un bel homme ayant tout pour lui, les manières et la race.
Par-dessus tout, il apprécie les lignes bien dessinées et la symétrie. C'est pour lui une manie. Son amour de l'ordre étonne Madame de Monvel qui croyait qu'en épousant un artiste, elle se mariait, par définition, à un homme désordonné.
Je ne parlerai pas de ses nombreuses qualités, qui m'ont été révélées à travers l'amitié et les échanges épistolaires. Mais j'ajouterais que, sous l'aspect du plus parfait homme du monde, il dissimule une grande fantaisie, et un prodigieux sens de l'humour.
Vous le voyez, pour satisfaire le goût d'un tel homme, il faut en premier lieu dessiner des lignes inaltérables, d'une ordonnance classique, puis habiller le tout d'un raffinement discret.
La maison en question, qui était il y a deux ans encore une vieille bâtisse vaguement Directoire, plut particulièrement à Bernard Boutet de Monvel ; et sa situation au milieu de jardins, dans un quartier de Paris si désirable aujourd'hui, lui a permis de rêver à un petit coin de verdure ordonné.
Cette ancienne demeure malade était composée d'un long corps de bâtiment sur la rue, et de quelques constructions éparses érigées dans la cour. Ces dernières furent immédiatement supprimées pour ne conserver que le bâtiment principal.
Au rez-de-chaussée, face à la porte d'entrée, nous avons aligné avec le vestibule, dans lequel se trouve l'escalier, une antichambre, la salle à manger et le grand salon, ces deux dernières pièces donnant sur le jardin. De la sorte, immédiatement en arrivant, lorsque toutes les portes sont ouvertes, on peut voir à travers ces quatre pièces une perspective encore démultipliée par un miroir placé dans le grand salon, exactement face à l'entrée. Ce miroir, apporte lui-même, à travers l'épaisseur des glaces superposées qui le composent, un effet de perspective supplémentaire.
A droite de l'antichambre se trouve un petit salon et une bibliothèque.
Toutes ces pièces ouvrent sur le jardin comme sur un patio.
Au premier étage se trouve les chambres à coucher, les salles de bain, le dressing, et au dernier étage, l'atelier.
Avant d'examiner les pièces principales, notons que les coloris généralement retenus sont le beige et le blanc, associés à des bois laqués dans un ton brun foncé. De cette manière, on passe d'une pièce à l'autre sans heurt et, grâce à cette harmonie générale, la maison paraît plus large.
L'entrée est modeste, comme il sied ; pavée de noir et blanc, les murs peints d'un ton grisâtre. Les seuls objets dans cette pièce volontairement froide, au départ de la rampe d'escalier, sont deux boules en cristal taillé qui brillent de leurs mille facettes. Dans le petit salon, dont la forme en rotonde a été conservée, un jeu de blanc et brun est mis en valeur par des miroirs, des appliques vénitiennes, des sièges couverts de housses bleu clair juponnées.
J'allais omettre une collection de flacons qui permettent au maître de maison de se distinguer dans l'art de réaliser des cocktails, dont il nous a rapporté un nombre étonnant d'Amérique (1) .
Plus loin, la bibliothèque garde ses livres, prisonniers multicolores derrière un treillis de carrés de bois. Bernard Boutet de Monvel y a peint le trumeau de la cheminée Directoire à la manière d'un bas-relief en grisaille. En face, intégré au rayonnage, un bureau vous invite à écrire. Vous sentez dans cette pièce, que personne ne vous dérangera, que personne ne traversera cette pièce, la dernière dans cette partie de la demeure.
Revenons maintenant à l'autre aile dans laquelle se situe la salle à manger. Elle est traitée à la manière d'un petit temple polygonal, dont le plafond est soutenu par huit colonnes, entre lesquelles, le soir venu, des rideaux tirés forment une draperie continue qui ferme les baies, donnant ainsi au temple l'intimité requise et l'isolement sans lesquels il ne peut y avoir de cérémonie convenable.
Dans ce cadre, on est admirablement disposé à goûter le charme des invités, les vins, et les mets de choix.
Une salle à manger réussie est celle qui laisse des souvenirs ; aussi, je ne vous oublierai pas, belle alose, et vous, canards aux délicieuses olives. Mais il me faut parler de la table qui les a présentés et qui n'est pas sans importance dans une salle à manger. Elle est de fines glaces miroitées et de fer forgé ; le fer, qui sert uniquement pour le montage, étant réduit à sa plus simple expression. Comme la pièce elle-même, elle est octogonale. Son plateau est fait de panneaux de miroir: un panneau central autour duquel rayonnent les autres. Sa base est également composée de huit côtés, couverts de miroirs.
Au centre de la pièce, ce meuble est comme une large fleur de lumière, spécialement lorsqu'il est dressé de verre et d'argent.
Du plafond pend un éclatant lustre en verre de Venise d'une large rosace en étoile.
Cette pièce entière n'est que rayonnement, et le sol lui-même, dont le point de départ est la table, poursuit ce mouvement.
Le grand salon se déploie dans deux directions: dans l'axe se terminant par la cheminée et sa glace, dont nous avons parlé, et dans celui d'une pergola en terrasse, qui est comme une prolongation en plein air de la pièce.
Le salon joue du blanc, du beige et du noir. La note blanche est fournie par le ton sans relief de la peinture couvrant le mur. Quant au noir, il apparaît dans différents matériaux: bois laqués, canapé profond et confortable sans bois apparent que recouvre un épais satin brillant, ébène du piano, marbre poli de la cheminée. Situé de plein-pied avec la terrasse sur laquelle il ouvre, ce vaste salon semble être une mystérieuse et sombre partie de cette dernière. Selon les saisons et le temps, on passe de l'un à l'autre, et l'on termine volontiers ici une tasse de café ou une conversation commencée là.
Au premier étage, la pièce principale est une chambre à coucher, située au dessus de la salle à manger, dont le balcon fleuri se mêle à la verdure des jardins voisins. Dans cette pièce, un petite alcôve intime, surélevée d'une marche, est aménagée autour de la cheminée. Vous êtes attirés là par deux bons fauteuils et par des livres à portée de main.
Les salles de bain, avec un équipement moderne, ne sont pas à négliger. Bernard Boutet de Monvel les voulait entièrement blanches, carrelées et équipées d'une porcelaine extrêmement facile d'entretien.
Il a fait le même choix du blanc pour les garde-robes autour du dressing; des portes lisses entre des pilastres de miroir.
Enfin, au dernier étage est l'atelier, une pièce de travail sobrement peinte en gris, où les toiles, tournées contre le mur, racontent l'oeuvre de l'artiste.
Pour finir, je parlerai du jardin sur lequel s'ouvre toutes les pièces à vivre. C'est à vous que cette demeure doit son charme, petit jardin peu profond aux allées pavées de blanc entourant une pelouse bordée de buis.
Surélevée de trois marches, la pergola, dont des urnes postées comme des sentinelles et un haut treillage défendent le carré, domine ce jardin qui est reflété, toutes fenêtres ouvertes, dans le miroir spécialement placé à cet effet au fond des pièces.
Seules les fleurs apportent une note discordante à ce dessin rigoureux, mais dans Paris, les fleurs sont de si courte durée!
Les murs, qui préservent des voisins, disparaissent sous le lierre et les plantes vertes ; l'oeil se promène pourtant facilement au dessus de ces murs pour chercher la verdure des jardins adjacents, qui sont des oasis de paix et de parfums en plein coeur de Paris.
Ainsi est agréablement complétée par la nature cette demeure voulue, commandée et inspirée par le maître des lieux, de qui l'architecte que je suis, dans une collaboration amicale, a traduit les goûts et les désirs.
Le résultat de cette collaboration est un pur style Bernard Boutet de Monvel.
Dernière modification par Stéphane-Jacques Addade, le 23/03/2015