Stéphane - Jacques Addade
Historien d'Art - Expert - Membre de la Chambre Européenne des Experts d'Art
Par Stéphane-Jacques Addade
Janvier 1916.
Alors que Bernard Boutet de Monvel, observateur-bombardier pendant la Première Guerre mondiale, vient de débarquer à Salonique avec l’escadrille VB 83 à laquelle il appartient, « Louis Süe que je connais à peine en ce temps et qui a appris par Haydée Level(1) ma présence en Orient passe à cheval pour me souhaiter la bienvenue. Il a été évacué des Dardanelles et, au service de l’intendance, construit des baraquements. C’est le début d’une longue et fidèle amitié. »
Au fait, contrairement à ce qu’affirme Bernard Boutet de Monvel dans cette partie de ses Mémoires de guerre rédigés en 1929 et encore inédits, le peintre et l’architecte, sans être intimes, se connaissaient déjà pour s’être croisés à maintes reprises à Paris notamment dans l’entourage du couturier Paul Poiret (1879 - 1944) depuis que ce dernier avait confié à Louis Süe (1875 1968) — c’était en 1909 - le réaménagement de l’hôtel d’Aguesseau, sa nouvelle maison de couture située 107, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à l’angle avec l’avenue d’Antin (actuelle avenue Franklin-D-Roosevelt) dont le salon de présentation et la « salle fraîche » du rez-de-chaussée avait fait sensation.
Très vite l’admiration réciproque entre Bernard Boutet de Monvel et Louis Süe deviendra un des fondements essentiels de leur amitié. Ainsi, en mars 1916, alors que le peintre organise pour son escadrille une parodie de la fameuse Mille et deuxième nuit donnée par Paul Poiret en juin 1911, pour laquelle il se « surpasse » dans la décoration de la tente popote, sa première pensée est-elle pour son ami l’architecte : « Vraiment, mon décor est ravissant et, malheureusement je suis le seul à le goûter pleinement. Si au moins Süe était là ! »
Quelques temps plus tard, Louis Süe commande à son ami une série de dessins destinés à la réalisation de papiers peints à motifs répétitifs imprimés à la planche de bois, ce dont atteste une lettre adressée par Bernard Boutet de Monvel à son frère Roger et datée de 7 - 15 février 1917 : « Süe rentré définitivement. Vas le voir à l’occasion. Il te montrera mes esquisses de papiers peints » puis « J’ai prévenu Süe que je ferai des gravures populaires en utilisant les sujets de son papier. Il n’a donc pas à en être surpris. Il serait bon d’autre part que tu prévinsses Devambez que ces sujets ont été utilisés pour du papier de décoration : en noir car tout le caractère de ce papier est dans la sobriété des deux tons noir et vert. (On fera une tentative en trait rose et guirlande noire). »
Dès la guerre achevée - nous sommes en 1919 - Louis Süe propose à Bernard Boutet de Monvel d’intégrer la Compagnie des Arts français qu’il fonde avec André Mare 116, rue du Faubourg Saint-Honoré, à l’angle avec l'avenue Matignon, et de rejoindre ainsi Paul Vera, Charles Dufresne, Richard Desvallières, Maurice Marinot, Marie Laurencin, ainsi que ses amis André Dunoyer de Segonzac, Jean-Louis Boussingault, André Edouard Marty, etc. Abordant grâce à l’association de ces différents talents tous les aspects de la décoration intérieure, la Compagnie des Arts français, dont l’esprit repose sur un juste équilibre entre modernité et tradition, s’attache à créer des ensembles « sérieux, logiques, accueillants… », conformément au manifeste « Architecture » publié en 1921 pour lequel Paul Valéry écrira Eupalinos ou l’architecte.
Ainsi Bernard Boutet de Monvel participera-t-il à différents projets dont les plus fameux restent assurément la décoration, en 1924, de l’hôtel particulier du couturier Jean Patou , rue de la Faisanderie à Paris ; celle, en 1924 - 1925 de la villa de la comédienne Jane Renouard à Saint-Cloud ; ou encore la réalisation d’ « Un musée d’Art contemporain » pour l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris en 1925.
C’est ce juste équilibre entre modernité Art déco et tradition néo-classique évoqué plus haut qui présidera à la création, entre 1924 et 1927, de l’hôtel particulier de Bernard Boutet de Monvel.
C’est également de ce juste équilibre entre modernité et tradition dont témoignera en 1927 le photographe James Edward Abbé (1883 - 1973) dans la série de cliché qu’il réalisera de cette demeure parisienne.
(1) : Haydée Magnus (1878 - 1965), qui était originaire de la Jamaïque, était née à Kingston, d’une mère médecin et d’un père qui cessa très vite de donner de ses nouvelles. Vivant à Paris, elle se maria en 1895 avec Francis Level, dont elle divorça en 1904. Célèbre pour sa beauté toute exotique, elle tenait depuis dans la capitale un salon littéraire fameux que fréquentèrent des artistes comme Louis Süe, Bernard Boutet de Monvel, Guy Arnoux ou Lucien Laforge et des écrivains comme Pierre Reverdy, René Boylesve, Jacques Boulenger ou encore Léon Daudet. (Revenir)
Dernière modification par Stéphane-Jacques Addade, le 23/03/2015