UN PORTRAIT MAL IDENTIFIÉ
8 Avril 2008.
Christie's New-York, présente dans sa vente 1984 d'Art européen du XIXème siècle, un très beau portrait par Jacques-Emile Blanche, qui fait la couverture du catalogue. Ce tableau, le lot 24, qui mesure 160 x 124,4 cm, y est indiqué comme Portrait of the Comtesse de Greffuhle (sic). Il est accompagné d'une belle notice de quatre pages intitulée Proust's Countess - la comtesse Henri Greffulhe (1), née princesse Elisabeth de Caraman-Chimay a été, on le sait, le modèle principal de Marcel Proust pour le personnage de la duchesse de Guermantes dans A la recherche du temps perdu - et d'une estimation sentie de 400.000 à 600.000 $!
La maison Christie's reproduit par ailleurs dans cette élégante notice, un certain nombre d'œuvres, dont une célèbre photographie de la comtesse par Nadar en 1895, et un non moins célèbre portrait d'elle par Philippe de Lazlo.
Le catalogue en ligne, pour sa part, indique « painted circa 1890 » puis « We would like to thank Jane Roberts for confirming the authenticity of the work and for her help in preparing the note ».
Dans un courriel envoyé le dimanche 6 Avril 2008, Mrs Deborah Coy, directeur du département des tableaux du XIXème siècle chez Christie's New-York, confirme ce dernier point:
« I would like to add that the Blanche expert, Miss Jane Roberts, came here to Christie's to examine the painting and has confirmed its authenticity as Blanche's portrait of the Comtesse de Greffuhle(sic). »
Tout serait donc pour le mieux si, d'une part la maison Christie's n'avait systématiquement écorché le nom de la comtesse, qui s'orthographiait Greffulhe et n'était pas accolé d'une particule - comme nous le rappelle le titre de la biographie que son arrière arrière-petite fille, Anne de Cossé Brissac lui consacrait en 1996 - et si, en histoire de l'art comme dans bien d'autres domaines, la vérité n'imposait parfois ses contraintes.
Or, que ce ravissant portrait fût celui de la comtesse Greffulhe est parfaitement impossible! Voici pourquoi.
En premier lieu, Jacques-Emile Blanche publie dans ses mémoires intitulés « La pêche aux souvenirs » (Flammarion 1949), et plus particulièrement page 201 du chapitre consacré au « Côté de Guermantes », une Lettre à Mme la comtesse Greffulhe, datée du 2 décembre 1941, dans laquelle le peintre demande à son amie de faire photographier ses portraits de famille peints par lui :
« Chère Madame et amie,
Permettez que je vous demande l'autorisation de faire photographier le portrait de votre Elaine, et le pastel où vous arrangez un bouquet de fleurs à la case (il y a plus d'un demi-siècle!). On vous aura dit que je rassemblais mes souvenirs - lesquels sont un peu les vôtres?
Armand (2) le sait. J'aimerais aussi que votre gendre consentît à ce que mes deux portraits de l'oncle Robert (3) fussent reproduits pour illustrer mon texte, si mes souvenirs devaient plus tard paraître en volume. »
Faut-il croire que Jacques-Emile Blanche ait oublié avoir peint un portrait à l'huile de cette importance?
Sa correspondance permet de réfuter cette hypothèse car, si une lettre datée du 10 Août 1887, atteste bien qu'il dessina un pastel de la comtesse dans sa villa de Dieppe - « ... A 2 h, séance à la Case; j'ai commencé hier une esquisse au pastel d'après Mme Greff. qui a eu beaucoup de succès et que je continue... » - nulle autre lettre de sa main ne fait plus mention par la suite d'un quelconque portrait.
En second lieu, la date avancée de 1890 pour le tableau présenté par Christie's ne peut en aucun cas être retenue, tant pour des raisons stylistiques, que pour des raisons liées à la toilette du modèle. N'importe quel portrait peint par Jacques-Emile Blanche au début des années 1890 - j'en veux pour preuve celui de Yvette Guilbert daté de 1891 - montre que les femmes portaient alors les cheveux tirés sur les tempes, des chapeaux étroits et des vêtements ajustés. C'est également ce dont atteste encore la photographie de la comtesse par Nadar que Christie's date de 1895. Aussi la toilette de la jeune femme représentée sur le tableau mis en vente nous incite-elle plutôt à dater cette œuvre des années 1902 -1904, époque à laquelle on portait en effet ces larges chapeaux et ces « manches gigot ». Une datation que confirme par ailleurs la facture et la palette de l'œuvre.
Seulement dans ces années, la comtesse Greffulhe, née en 1860, avait plus d'une quarantaine d'années, précisément entre 42 et 44 ans. Même si l'on sait que la comtesse parut toujours plus jeune que son âge, est-ce là le portrait d'une femme de quarante ans passés?
Par ailleurs, son portrait par Philippe de Lazlo, que reproduit Christie's dans sa notice et qui fut peint, notons-le, en 1909, atteste que la comtesse se coiffait encore à cette date, d'une manière des plus personnelles, pour avoir pris l'habitude de porter ses chapeaux très en arrière sur la tête.
Mais, la seule confrontation des portraits de la comtesse, dont Robert de Montesquiou avait écrit « La comtesse Henri Greffulhe / Deux regards noirs dans du tulle », avec celui de cette jeune femme aux yeux rêveurs, la seule comparaison de leurs traits, de l'allure souveraine de l'une, et de l'air mutin de l'autre, n'en disent-elles pas suffisamment long sur le fait qu'il ne puisse s'agir de la même personne?
En troisième lieu, Jacques-Emile Blanche avait réuni en deux gros albums, qui se trouvent aujourd'hui conservés par le Musée Blanche à Offranville, les photographies annotées de sa main de quelques-unes de ses œuvres. Or le folio 72 du second album, qui présente une belle photographie d'archives du portrait proposé à la vente par Christie's, ne porte aucune indication. Pas le plus petit renseignement... A croire que le peintre, frappé d'une sévère amnésie, se vit incapable de reconnaître dans la photographie du tableau, le portrait de son amie (5)..!
Mais ce qui est encore plus intéressant, et va nous permettre de comprendre à quelle manœuvre s'est livrée Mademoiselle Jane Roberts pour nous faire croire à son identification fantaisiste, c'est qu'un inventaire précis de ces deux albums fut publié en annexe du catalogue de l'exposition « Jacques-Emile Blanche peintre (1861 - 1942) » qui se tint au Musée des Beaux-Arts de Rouen d'octobre 1997 à Février 1998. Sans toutefois, qu'aucune photographie y fut jointe. De sorte que seule une personne ayant accès aux archives photographiques contenues dans les albums pouvait être en mesure de faire le lien entre un tableau s'y trouvant et l'inventaire publié ; ce qui ne pouvait être le cas de Christie's...
L'introduction à l'inventaire précise:
« Les mentions entre crochets ont été indiquées à titre d'information et ne figurent pas dans les albums.
Les mots en caractères gras sont de la main de Jacques-Emile Blanche, selon l'indication proposée par Mireille Bialek et Adeline cacan de Bissy ».
Or en face du folio 72 du second album, nous pouvons lire, entre crochet et en caractère maigre: « Portrait présumé de Mme Greffulhe ».
Même si la démarche est regrettable, on ne saurait tenir rigueur aux auteurs de cette liste, d'avoir, à toute force, voulu mettre un nom sur ce portrait. Elles ont, après tout, pris la précaution d'indiquer que cette identification destinée à combler un vide, était « présumée ».
Mais comment qualifier, en revanche, la manoeuvre qui consiste pour Mademoiselle Jane Roberts à reprendre à son compte cette proposition, pour la présenter comme un fait établi, quitte à avancer d'une quinzaine d'année la date supposée d'exécution du tableau jusqu'à la rendre totalement incohérente?
Peut-on vraiment manquer de scrupules à ce point?
Se moquer à ce point des artistes?
Prendre à ce point les acheteurs pour des imbéciles?
Il faut heureusement croire que non, puisque le tableau ne s'est pas vendu...
Quoiqu'il en soit, Mrs Deborah Coy, directeur du département des tableaux du XIXème siècle chez Christie's New-York, et M. Etienne Hellman, son homologue chez Christie's France, alertés par un courrier en date du 14 Avril 2008 sur les points que j'ai développé ici et sur les méthodes de Mademoiselle Jane Roberts, n'ont pas cru devoir répondre...
Postcriptum
Dans le navrant ouvrage que Mademoiselle Roberts a dernièrement consacré à Jacques-Emile Blanche (6) , elle nous expose page 31, probablement afin de faire participer le lecteur à ses obsessions autant qu'à ses palpitants tâtonnements - la manière hautement scientifique dont elle procède à ses expertises à propos d'un autre portrait dans lequel elle voulait déjà voir la comtesse Greffulhe :
« Nous avions bien espéré que cet imposant portrait représentait la comtesse Greffulhe (1860 - 1952) car nous savons que Jacques-Emile Blanche l'avait peinte - ce qui est faux, il l'avait dessiné au pastel : ce n'est pas précisément la même chose ! - à Dieppe cette même année - ce qui est à nouveau faux puisque les écrits du peintre nous ont appris que c'était deux ans plus tôt en 1887, mais encore faut-il se donner la peine de les lire - mais son petit-fils nous assure que la comtesse avait les yeux marrons ! Malheureusement, nous ne savons donc rien de cette femme fort majestueuse aux yeux bleus... »
Le lecteur conviendra avec nous qu'une telle légèreté, et parlons franc, un tel aveu d'incompétence se passe de commentaire !
NOTES :
(1) Jacques-Emile Blanche nous précise p 202 de « La Pêche aux souvenirs » que les Grreffulhe, banquiers anoblis sous la Restauration, portaient un nom que l'on prononçait « Greffeuille ». (Revenir)
(2) Armand, duc de Guiche, puis duc de Gramont (1879 - 1962). (Revenir)
(3) Robert, comte de Montesquiou-Fézensac (1855 - 1921) (Revenir)
(4) « La case » était le nom de la villa dieppoise de la Comtesse Greffulhe. (Revenir)
(5) On sait en revanche que dans les toutes premières années du XXe siècle, Jacques-Emile Blanche peignit, notamment à Londres, des portraits de commande pour lesquels il lui arriva d'oublier le nom de modèles de passage, repartis pour leur pays. L'Amérique par exemple... (Revenir)
(6) Jane Roberts Jacques-Emile Blanche Paris editions Gourcff Gradenigo 2012. (Revenir)
Dernière modification par Stéphane-Jacques Addade, le 23/03/2015