LUCIE VAN DIEST OU LA DAME À LA ROLLS-ROYCE
15 décembre 2006.
La maison Piasa met en vente, sous le numéro 153 du catalogue, un tableau par Jacques-Emile Blanche que présente M. Thierry Picard et que le dit catalogue décrit comme suit:
Jacques-Emile Blanche (1861 - 1942)
Femme assise dans un intérieur
Huile sur toile,
signée et datée en bas à droite.
160 x 113 cm
Provenance: Succession de Monsieur et Madame X.
Dans cet énoncé pour le moins succinct - mais consensuel! - que n'accompagne aucune notice, l'expert ne croit toutefois pas devoir indiquer que la date figurant sur ce tableau aux dimensions imposantes est 1919, ni même que ce dernier est situé en toutes lettres, sous la signature, à Offranville.
M. François Lorenceau, l'expert bien connu qui se trouvait également présent lors de cette vente, et qui était alors membre fondateur d'un comité Jacques-Emile Blanche dont, il est vrai, nul n'entend plus parler aujourd'hui, ne semble pas, lui non plus, reconnaître dans cet intérieur, le pourtant très fameux, et très représenté, Salon jaune du Manoir du Tôt, la maison du peintre à Offranville. Comment se l'expliquer, lorsque le site de la galerie Brame et Lorenceau, qui abritait naguère dans ses locaux du Boulevard Malesherbes l'éphémère comité, indique dans sa section « Histoire de l'Art: études et recherches », posséder des « archives considérables » de nature à « permettre à l'équipe histoire de l'Art d'effectuer les recherches qui soutiennent l'expertise ou l'authentification »...
Cette seule mention de « Offranville 1919 » aurait pourtant dû permettre à MM. Thierry Picard et François Lorenceau, d'identifier cette anonyme «fe mme assise »... Car une partie de la correspondance de Jacques-Emile Blanche est aujourd'hui publiée... et donc accessible à tous!
Or dans une lettre à Jean Cocteau datée du 11 septembre 1919 (1) et envoyée précisément d'Offranville - où il se rendit cette année-là en Août pour l'inauguration de son Mémorial et où il séjourna jusqu'en novembre - Jacques-Emile Blanche écrit:
« ... Une dame vient de Paris, dans sa Rolls-Royce pour poser. »
Et dans une autre missive, toujours adressée d'Offranville, mais cette fois-ci à André Gide, et datée du 13 Novembre 1919 (2), il précise:
« ... Je compte aller voter dimanche et emporter, samedi, dans la voiture de cette dame le portrait que j'ai peint ici de Mme Van Diest - nouvelle riche très cocasse ; elle téléphone que « Circumstances permitting » elle fera partir demain son mécanicien... mais que l'agitation dans les usines de son mari ne permet d'être « sûr de rien ».... ».
Lucie Marie Augustine Adolphine Hicguet, née à Hautmont, près de Maubeuge, le 14 septembre 1889, était ce que l'on avait coutume d'appeler dans le Nord, non sans un certain sens de la formule imagée, une « cheminée d'usine ». C'était la fille de maîtres de forges. Par son père, Vital Hicguet (1858 - 1923), administrateur et président de nombreuses sociétés métallurgiques, comme par sa mère, née Augusta Géhu, elle-même héritière de ferronniers d'Hautmont.
« Je suis née avec la Tour Effeil, Charlie Chaplin et Adolphe Hitler! » avait-elle pour habitude de déclarer, n'oubliant dans cet inventaire à la Prévert que Jean Cocteau, également né la même année...
Le 4 janvier 1908, elle se mariait à Louis Van Diest, un centralien lui-même maître de forces, et héritiers d'industriels d'Hautmont. Le jeune ménage vivait désormais entre la vallée de la Sambre, où Louis van Diest administrait La Société des Boulonneries et Ferronneries d'Hautmont, et leur appartement parisien du 152, avenue des Champs-Elysées.
Pourvue d'une grande beauté, et d'une nature joyeuse, tout pour Lucie van Diest était prétexte à faire la fête. Particulièrement son anniversaire qu'elle célébra sans faillir à l'hôtel de Bergue, à Genève, où elle prend ses habitudes lors des réunions de la Société des Nations, auxquelles son mari participe avec la délégation française aux côté d'Aristide Briand. Mais exceptionnellement, pour ses trente ans, elle préféra poser pour Jacques-Emile Blanche. Elle se décida sur un coup de tête, probablement encouragée par son mari, qui le 12 Juillet 1919, était fait Chevalier de la Légion d'honneur, notamment pour une « fabrication de guerre » qui l'avait quelque peu enrichi... Jacques-Emile Blanche, qui évoque dans sa lettre à André Gide « une nouvelle riche très cocasse » connaissait son monde!
Lucie van Diest s'annonçait donc le 11 septembre 1919, arrivait le 13, et posait le 14, jour de son anniversaire... sans attendre que Jacques-Emile Blanche rentrât dans sa maison d'Auteuil...
Selon la petite-nièce du modèle, que je tiens ici à remercier pour les renseignements qu'elle m'a aimablement fournis sur sa grand-tante, les van Diest étaient très liés avec le poète et romancier Pierre Loÿs (1870 - 1925) dont Jacques-Emile Blanche peignit deux portraits en 1893, mais c'est du poète André Lebey ( 1877 - 1938) également intime du couple, comme du peintre, qu'elle se recommanda...
Du reste en 1920, soit l'année suivant celle où Jacques-Emile Blanche peignit le portrait de Lucie van Diest, il exécuta dans ce même Salon jaune du manoir du Tôt à Offranville, un grand tableau d'après André Lebey et sa fille, que conserve aujourd'hui le Musée des Beaux-Arts de Rouen...
NOTES :
(1) « Jean Cocteau Jacques-Emile Blanche Correspondance » Editions de La Table Ronde 1993 page 149. (Revenir)
(2) « Cahiers André Gide 8 Correspondance André - Gide Jacques-Emile Blanche 1892 1939 ». Editions Gallimard 1979 pages 242 et 243. (Revenir)
Dernière modification par Stéphane-Jacques Addade, le 23/03/2015