Toute mon enfance j'ai vu Maurice Boutet de Monvel courbé sous la lampe toutes ses longues soirées sur ces petits chefs-d'oeuvre qui devaient nous assurer la côtelette du lendemain. L'immortalité devait être son inconsciente récompense...
A tout prendre d'ailleurs, je ne crois nullement que cette aventure de l'Histoire de France(22) ait décidé de la tournure que devait prendre sa carrière. Elle y a tout au plus aidé en décidant de sa collaboration à Saint Nicolas.
Maurice Boutet de Monvel a été doué d'une compréhension si unique de l'enfance que l'occasion de s'y consacrer devait s'imposer à lui inévitablement un jour. Ce don tient positivement du merveilleux: personne à travers des siècles d'Art n'a senti le caractère ingénu des enfants avec cette émouvante simplicité et une telle acuité. Le sentiment de ces oeuvres-là est aussi touchant que l'exécution en est parfaite et c'est ce qui fait de lui un artiste hors de pair.
Il y a de lui des portraits d'enfants qui sont impérissables, tels que celui de la petite Porel(23) , celui de Roger et moi dans la vallée du Cher. J'ai des études à la mine de plomb pour beaucoup de ces portraits qui ne le cèdent en rien aux plus beaux dessins. Ces oeuvres ne s'apparentent à personne, ne relèvent d'aucun exemple, elles sont à lui et à lui seul.
C'est vers les débuts de Saint Nicolas, je pense, qu'il a produit le chef-d'oeuvre de ses chefs-d'oeuvre, à mes yeux, avec ses deux albums: les Chansons et rondes(24) et Les Chansons de France(25) .
Ces petits livres, regardez-les inlassablement avec vénération. Je ne puis les ouvrir moi-même après tant d'années sans avoir les larmes aux yeux. Personne n'a jamais rien produit de plus sereinement pur et ils sont plus grands dans leur exiguïté que les plus vastes peintures. Rien non plus n'est plus essentiellement Français.
Le jour où Maurice Boutet de Monvel créa ces petites merveilles avec tant de facilité, il a été illuminé par une de ces lueurs de génie qui touchent au miracle et qui apparentent ces humbles livres aux plus attendrissantes perfections d'un Fra Angelico.
Les esquisses à la plume de ces compositions sont un miracle éclatant: c'est composé du premier coup, sans hésitations, sans repentirs, comme guidé par une force mystérieuse. Tout dans cette oeuvre est perfection ; il n'y aurait pas une feuille de rosier à déplacer et le plus petit doigt de ces minuscules personnages pourrait être agrandi aux proportions de la nature sans dommage. Le sentiment est attendrissant, la composition et l'exécution parfaite, la couleur exquise.
C'est du très, très grand art.
Maurice Boutet de Monvel n'eut jamais fait que cela que je pourrais être fier à jamais de porter son nom, et pourtant que de chefs-d'oeuvre n'a-t-il pas créés depuis, mais jamais à un tel degré de perfection inspiré, me semble-t-il.
Nos enfants (26), avec un texte qu'Anatole France avait fait pour les dessins et qui a été publié ensuite, est un livre adorable mais la distribution de ces délicieux dessins n'est plus aussi heureuse. Il n'y a plus cet ensemble si parfait.
De même pour la charmante Civilité puérile et honnête(27) et plus tard pour les Fables de la Fontaine(28) dont les illustrations sont un enchantement. Personne mieux que Maurice Boutet de Monvel ne pouvait faire vivre avec autant de tact et de sensibilité les personnages et les animaux du bonhomme la Fontaine.
Une de ses plus parfaites réussites est l'illustration du livre charmant d'un inconnu, Lucien BIART, intitulé Quand j'étais petit(29) . Il n'a rien fait de mieux comme illustrations dans le texte. Revoyez souvent ce livre, relisez-le et faites-le lire à vos enfants, le tout est d'un sentiment touchant.
L'illustration de Xavière(30) , assez ennuyeux roman de l'ennuyeux Ferdinand Fabre a coûté un accablant effort a Maurice Boutet de Monvel. Chaque composition est traitée avec le soin d'un grand tableau. Tout y est scrupuleusement fait sur nature. J'en sais quelque chose ayant posé des journées entières, et assez souvent avec une mauvaise volonté dont le souvenir me rend bien confus. Certaines pages, comme La mort de Xavière, sont d'une intense émotion. Pourtant, si parfaite que soit cette oeuvre, je préfère encore à ce grand effort le simple trait d'un petit dessin de Saint Nicolas, composé et exécuté avec toute sa minutie en une seule soirée. Ceci est encore davantage du pur Maurice Boutet de Monvel.
Il a fait aussi une délicieuse illustration de La farce de maître Pathelin (31).
Vers l'époque où il a publié ses albums de chansons, il a peint un énorme tableau bien inattendu à côté de ses illustrations si délicates et si sereines, et la dualité de sa carrière demeure déconcertante ; longtemps il a conservé l'ambition de faire de la très grande peinture classique dans le goût des anciens jusqu'à ce que son tempérament véritablement personnel ait pris définitivement le dessus. Cette grande oeuvre était d'ailleurs l'aboutissement naturel de toutes les recherches des compositions romantiques... et aussi l'éclatante affirmation de ses convictions, en dépit de la désapprobation presque générale.
Cette grande toile satirique de quatre mètres sur trois environ, s'intitulant l'Apothéose de la canaille(32) , représente la crapule acclamant Robert Macaire et son comparse Bertrand qui couronnent un ivrogne vautré sur le trône de la monarchie assassinée sous ses pieds.
A ces premières années de la Troisième République où toutes les élites se pâmaient d'amour pour elle, cet acte de foi était bien courageux et, en l'envoyant au Salon, Maurice Boutet de Monvel s'interdisait à jamais tout espoir de profits et d'honneurs officiels. Dans sa situation si modeste ce désintéressement n'était pas sans mérite.
La toile, décrochée par ordre du ministre à la veille du vernissage comme séditieuse fut exposée alors dans les salons du Figaro(33) , journal réactionnaire de l'époque, ce qui causa un grand scandale et valut à Maurice Boutet de Monvel les attaques les plus furieuses de la presse de gauche. Cette composition aurait dû être un très beau tableau. Elle en avait tous les éléments, était pleine de vie, de mouvement et de passion. Maurice Boutet de Monvel en avait fait des esquisses en noir et blanc excellentes. La couleur les a malheureusement à demi compromises : il y aurait fallu le parti pris de grands contrastes d'ombre et de lumière pour donner à cette composition le caractère dramatique qui lui convenait. Maurice Boutet de Monvel n'y a malheureusement pas songé et c'est désespérant de voir ainsi un chef d'oeuvre frisé de près sans avoir été atteint.
Son dernier tableau classique aura été une Jeunesse de Diane à laquelle il a travaillé des années et qu'il recommença avant de se décider à l'exposer. Il a voulu faire une figure extrêmement claire et lumineuse sur un fond de verdure. il y avait la une vague influence des impressionnistes, et le résultat ne me paraît pas avoir été heureux. Je l'ai contre le mur dans l'atelier de l'Aulnoy. Cette toile-là il faudra bien que je me résigne à la détruire, elle aussi, avant que je disparaisse.
Dans toute cette période Maurice Boutet de Monvel a entièrement renoncé à peindre des portraits d'hommes mais, en revanche, a exécuté d'excellents portraits de femmes parmi lesquels celui de la demoiselle blonde en blouse rose... celui de Madame Alexandre André et surtout une grande figure de certaine Baronne Deslandes(34) , le meilleur de tous et que je regrette bien de n'avoir pu racheter à une vente dont je n'avais pas été prévenu.
Le mouvement des impressionnistes avait trouvé Maurice Boutet de Monvel assez hostile. Tout en reconnaissant leur qualité de luminosité, leur facture lâchée ne pouvait que lui déplaire et les formes cotonneuses de Renoir le rebuter.
Ce que je n'ai jamais compris en revanche c'était son antipathie irréconciliable pour Manet. «Son Olympia est de bois» déclarait-il. Ceci j'ai peine à me l'expliquer de sa part car, dans cette Olympia il a des simplifications décoratives qui semblent devoir si bien correspondre à son tempérament. De même pour Gaugin dont l'art purement décoratif aurai dû l'enchanter. Mais, à y bien réfléchir l'éclectisme ne peut être le lot que des dilettantes et jamais dilettante ne sera véritable créateur. Celui-là ne peut suivre sa route qu'avec les oeillères de son tempérament exclusif et souvent aveugle.
En revanche Maurice Boutet de Monvel avait une admiration sans bornes pour Puvis de Chavannes et une vénération pour Degas chez qui il a tenu à nous conduire, mon cousin Jacques Brissaud(35) et moi quand nous avons commencé à peindre.
A présent il me reste à parler du dernier grand effort de la carrière de Maurice Boutet de Monvel, son oeuvre sur Jeanne d'Arc, à laquelle sa nature généreuse avait voué un véritable culte. Il y a mis tout son coeur et l'on peut considérer que ce fut là pour lui son magnifique chant du cygne.
Il a consacré plus de deux années à l'album que nous connaissons et qui, n'a pas été exécuté avec la miraculeuse facilité des albums de chansons, loin de là. Il est vrai que la tâche était autrement ardue. Que je l'ai donc vu peiner laborieusement sur ces émouvantes compositions. Je me souviens en particulier d'un séjour à Vineuil chez les Rousselet(36)où il désespérait de la réussite. Presque tous les personnages ont été posés par mon frère Roger et moi-même : on nous retrouve parfaitement sur nombre de croquis. Je me vois encore avec lui et les deux Brissaud(37) posant le groupe mouvementé de la capture de Jeanne d'Arc ; c'était très inconfortable.
Enfin Maurice Boutet de Monvel fut largement payé de ses peines. Sa petite figure de Jeanne d'Arc, si grave et si pure est certainement la plus touchante interprétation que l'on ait jamais conçu d'elle, à part la noble statue de Paul Dubois.
On retrouve tout entier Maurice Boutet de Monvel dans l'ingéniosité, l'émotion, le choix des compositions. Il y a vraiment des pages admirables et particulièrement celles des batailles, où revit la fougue des charges de cavalerie de ses jeunes années. Dans la bataille de Patay, il est parvenu à la réalisation définitive de son vieux thème favori. Je n'ai jamais vu d'aucun peintre d'histoire, si fameux soit-il, une mêlée si furieuse et dramatique. Si la couleur y jouait un meilleur rôle, Maurice Boutet de Monvel n'aurait rien à envier à Paolo Uccello. Malheureusement, à part quelques compositions telles que l'entrée de nuit à Orléans, le jugement dans la pénombre et la capture de Jeanne d'Arc avec le sombre premier plan, la couleur presque fade et sans autre souci, semblerait-il, que de coloriage, n'ajoute pas grand chose au dessin. C'est au point que je préfère l'ensemble de l'oeuvre représenté par les premières esquisses simplement au trait... Elles me semblent ainsi presque plus colorées que les compositions en couleur.
Il est une autre chose qui me désole dans ces admirables pages, c'est le mauvais usage d'alors de faire figurer le texte dans des parties réservées dans la page, de formes variables, sans raison apparente, et qui estropient si souvent ces compositions parfaites. C'est un inconvénient qui apparaît déjà dans Nos enfants. Autant la musique et le texte tenant le centre des pages, immuablement dans Les chansons concourraient à un ensemble décoratif harmonieux, autant ces rectangles ou carrés distribués au petit bonheur nuisent à l'arrangement des pages.
Ceci d'ailleurs n'est qu'un détail d'exécution qui ne nuit en rien à l'inspiration de l'oeuvre qui en demeure le point essentiel et cet album est vraiment la seule oeuvre qui ait osé aborder cette écrasant sujet et qui l'ait traité victorieusement. En avez-vous jamais lu le texte avec attention ? Car c'est aussi Maurice Boutet de Monvel qui l'a écrit avec une merveilleuse simplicité. La préface surtout me bouleverse toujours quand je la parcoure avec dévotion. Relisez-la : c'est le plus émouvant acte de foi patriotique qu'on ait jamais écrit et que de fois j'ai songé à sa leçon quand je suis parti à la guerre(38) . Elle se termine ainsi : «pour vaincre il faut avoir confiance en la victoire, souvenez-vous en, mes enfants, quand la patrie aura besoin de tout votre courage»...
Ces compositions terminées furent exposées au cercle l'Epatant(39) . Je me souviens du jour de l'ouverture : ma mère s'était fait confectionner une toilette spéciale et éblouissante que je vois encore avec une pelisse de fourrure ; mon père était extrêmement chic, comme toujours.
NOTES :
(22) cf Maurice Boutet de Monvel par Bernard Boutet de Monvel Partie 1. (Revenir)
(23) Germaine Porel, fille de la comédienne Réjane (1856 - 1920) et elle-même comédienne, dont Maurice Boutet de Monvel peignit vers 1890, alors qu'elle était encore une petite fille, un saisissant portrait à l'aquarelle la montrant dans un costume de la Renaissance. (Revenir)
(24) Vieilles chansons et danses pour les petits enfants, Edition E. Plon, Nourrit et Cie 1883 (Revenir)
(25) Chansons de France pour les petits Français, Edition E. Plon, Nourrit et Cie 1884 (Revenir)
(26) Anatole France Nos enfants, scènes de la ville et des champs Editions Hachette et Cie 1887 (Revenir)
(27) Maurice Boutet de Monvel La civilité puérile et honnête racontée par l'Oncle Eugène Editions E. plon, Nourrit et Cie 1887. Maurice Boutet de Monvel est à la fois l'auteur des dessins et du texte. (Revenir)
(28) Jean de la Fontaine Fables choisies pour les enfants Editions E. Plon, Nourrit et Cie 1888. (Revenir)
(29) Lucien Briard Quand j'étais petit Editions Plon, Nourrit et Cie 1886. (Revenir)
(30) Ferdinand Fabre Xavière Editions Bussod, Valadon et Cie 1890 (Revenir)
(31) Georges Gassies des Brulies La farce de maître Pathelin Editions Ch. Delagrave 1887 (Revenir)
(32) Le tableau est aujourd'hui conservé au Musée des Beaux-Arts d'Orléans dont il est une des oeuvres majeures. (Revenir)
(33) L'apothéose de la canaille ou le triomphe de Robert Macaire, soumise au jury du salon de 1885, obtint un numéro 1 et une place sur la cimaise. Edmond Turquet (1836 - 1914), alors sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, visitant l'exposition la veille de son ouverture au public, la fit décrocher comme étant de nature à troubler l'ordre public. George Petit, le célèbre marchand, proposa alors à Maurice Boutet de Monvel d'exposer la toile dans sa galerie de la rue de Sèze où il organisait une exposition, mais Léon Bonnat (1833 - 1922), qui faisait partie des exposants, s'y opposa formellement. Le tableau fut donc à nouveau retiré par Maurice Boutet de Monvel, qui l'exposa finalement dans les locaux du Figaro. (Revenir)
(34) Madeleine Annette Edmée Angélique Vivier-Deslandes (1866 - 1929) fille d'Auguste-Emile, baron Vivier-Deslandes. Auteur d'ouvrages signés «Ossit», elle fut une personnalité mondaine proche des milieux symbolistes qui la comparèrent «au parfum d'un lilas blanc». Elle fit peindre son portrait par Edward Burne-Jones en 1896, puis par Maurice Boutet de Monvel dans ces mêmes années. (Revenir)
(35) Bernard Boutet de Monvel, et son cousin germain Jacques Brissaud (1880 - 1960) suivirent ensemble l'enseignement du peintre Luc-Olivier Merson et du sculpteur Jean Dampt. Ils commencèrent à peindre en 1898, lors des vacances d'été qu'ils passaient ensemble dans les Hautes-Alpes puis à Cazelot, dans les Basses-Pyrénées. (Revenir)
(36) Le photographe Louis Rousselet (1845 - 1929), qui était un cousin de la femme de Maurice Boutet de Monvel, possédait à Bourré, en Touraine, une maison d'époque romantique appelée «Vineuil», où les Boutet de Monvel venaient régulièrement en villégiature. Une partie importante des dessins de Nos enfants se situe dans cette maison ou dans ses jardins. (Revenir)
(37) Ses cousins germains Jacques Brissaud (cf note 21) et le frère de ce dernier, Pierre Brissaud ( 1885 - 1964) qui devint un illustrateur célèbre. (Revenir)
(38) Bernard Boutet de Monvel évoque ici la guerre de 1914-1918, pour laquelle il fut appelé comme réserviste en Août 1914, et dont il revint en Avril 1919 décoré de la Légion d'honneur et six fois cité à l'ordre de l'armée. (Revenir)
(39) Le Cercle de l'Union artistique, communément appelé L'Épatant, était né, en 1887, de la fusion, du Cercle des Champs-Elysées avec le Cercle des Mirlitons. (Revenir)
Dernière modification par Stéphane-Jacques Addade, le 23/03/2015