Par Bernard Boutet de Monvel (3)

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 Maurice Boutet de Monvel - Le corbeau voulant imiter l'aigle - Fables choisies 1888

 

A ce moment est arrivé dans sa vie un événement considérable : on venait de bâtir à Domrémy une basilique consacrée à Jeanne d'Arc. La mère de l'architecte, un certain Sédille(40), faisait don d'une somme de trente mille francs pour décorer le sanctuaire, et l'on proposait à mon père cette commande. Trente mille francs, c'était à peine de quoi payer les toiles, les châssis et les couleurs ; il s'agissait de six grands panneaux de trois mètres de hauteur sur sept de long. Le prix était dérisoire mais il y avait là pour Maurice Boutet de Monvel une occasion unique de réaliser enfin une de ces vastes entreprises décoratives dont il avait toujours rêvé. Le programme était splendide et il accepta sans hésiter.


Avec quelle joie il se mit au travail ! A Nemours, on lui bâtit une sorte d'atelier à la mesure de ces panneaux en dessous de celui qu'il occupait cours Balzac. Il avait choisi comme premier sujet Jeanne reconnaissant le roi à la cour de Chinon et reprenait en l'amplifiant une des pages de son album. Chaque personnage était un portrait de quelque parent ou ami se trouvant à point nommé pour poser à Nemours : on nous y retrouve tous.


Le travail était traité avec la plus minutieuse précision à la manière des primitifs et les vêtements aux riches dessins étaient rehaussés de reflets dorés à la feuille. Tout ceci représentait une besogne considérable pour laquelle j'aidais un peu mon père qui travaillait avec une ardeur juvénile sans compter sa peine.
Je crois me rappeler que ce labeur dura deux années car, en raison du prix dérisoire de cette décoration, Maurice Boutet de Monvel était bien obligé de se consacrer à d'autres travaux plus rémunérateurs.


Là encore, si j'ose me permettre quelques critiques, les valeurs et la couleur auraient pu jouer un meilleur rôle et faire gagner l'ensemble, quoi qu'il en soit, l'oeuvre était très exceptionnellement réussie et personnelle : elle fut exposée à la Société Nationale(41) où elle remporta le plus grand succès.


Les albums de Maurice Boutet de Monvel avaient toujours été très appréciés aux Etats Unis, où ils étaient incroyablement répandus jusqu'au fond du Far-West. On avait imprimé une édition en Anglais de sa Jeanne d'Arc, laquelle avait toujours été une héroïne très populaire chez les Anglo-Saxons : Maurice Boutet de Monvel avait assez souvent fait des illustrations dans le Century Magazine de New York dont Mr. Johnson(42), le grand père d'Olivia Chambers(43), était un des directeurs. Bref, ce dernier et quelques autres amis conseillèrent à Maurice Boutet de Monvel une tournée d'expositions de son oeuvre de Jeanne d'Arc et de divers portraits dans quelques villes des Etats Unis. Ceci semblait alors, et à Maurice Boutet de Monvel surtout, une entreprise qui frisait la folie.

 

 


Déjà bien des artistes «faisaient campagne» au pays du Dollar : Carolus Duran(44), Chartran(45), Raffaëlli(46), tous peintres exécrables mais gens d'affaires avisés et dont on disait qu'ils revenaient riches à millions comme les chercheurs d'or de la légende.


Le projet, si extravagant fut-il, était séduisant ; Maurice Boutet de Monvel réfléchissait, ses amis s'occupait de l'organisation dans l'autre monde. Un beau matin il se trouva acculé au mur : il fallait prendre un parti et il prit celui de courir sa chance. Bien entendu il était sans argent pour engager cette lourde mise de fonds et laisser aux siens de quoi subsister jusqu'à ce qu'il puisse récolter les fruits incertains de son voyage. Je me souviens qu'il emprunta la somme de dix mille francs à un cousin et ami d'enfance qui était son seul parent fortuné.

 

 

 Maurice Boutet de Monvel - Le rat et l’huître - Fables choisies 1888

 


Il se commanda une éblouissante garde robe où figurait une fastueuse pelisse en quelque lapin de Russie...


Je vous prie de croire qu'on en a parlé, de ce voyage de Maurice Boutet de Monvel pour l'autre monde! Ses soeurs ouvraient des yeux comme des portes cochères. Un point noir pourtant dans toute cette excitation : mon vieux grand père Monvel était très malade et on le savait condamné ; les engagements étaient formels, Maurice Boutet de Monvel ne pouvait remettre et ce fut pour lui un crève coeur que de ne pouvoir fermer les yeux de son père qui mourut quelques semaines après son arrivée à New York.


Je me souviens encore de l'impatience avec laquelle toute la famille attendait et commentait les nouvelles du voyageur. Ses récits étaient fabuleux. Il avait voyagé sur un paquebot qui était un véritable palais (qu'eut-il pensé du Normandie ?..). Il habitait à New York l'hôtel à la mode, le Waldorf-Astoria(47), sur la 36e rue, un building vertigineux de vingt étages. La ville ne s'étendait guère au delà. Songez que, vingt cinq ans plus tard, j'habitais à la 74e rue qui était encore loin du haut de la ville, et que le nouveau Waldorf(48) a soixante étages... Le vieil hôtel existait encore l'année de mon premier voyage(49); j'y ai déjeuné et à chaque tournant de couloirs, je songeais à Maurice Boutet de Monvel. Il ne savait pas un seul mot d'anglais et avait une sorte de boy, comme un chien d'aveugle, attaché à sa personne.
Il avait emporté, outre sa magnifique garde robe neuve, le grand panneau décoratif de Chinon, les quarante-huit compositions originales de son album sur Jeanne d'Arc et une trentaine d'aquarelles, je pense, d'études et de portraits d'enfants sur lesquels il comptait pour faire fortune.

 

 Maurice Boutet de Monvel - La poupée de Catherine - Nos enfants 1887


Son exposition devait circuler de New-York, à Chicago, Pittsburg, Boston et Philadelphie. A New-York elle eut lieu au Century Club. J'ai revu la salle en allant souvent prendre mes repas au club. Il eut vraiment le plus triomphal succès et comme artiste et comme homme. Partout il fut le «lion de la saison» et exceptionnellement apprécié. Sortant de sa vie assez retirée, il y fut certainement très sensible.


La famille exultait, ses soeurs trépignaient, mais ma mère craignait déjà que ça ne durât pas. Elle avait malheureusement vu juste ...


Il eut des commandes importantes dont son extrême conscience à les exécuter très lentement était un obstacle à en accepter beaucoup. A Chicago, il fut particulièrement fêté et en conserva un souvenir attendri. En province, on oublie moins vite qu'à New York et, quand je suis allé à Chicago à mon tour, vingt-huit ans après, j'ai trouvé encore de vieilles dames qui avaient été jolies et dont certaines ont accueilli avec de vraies larmes dans les yeux le fils du héros de leurs jeunes années.


Enfin il rentra au bout de six ou sept mois. Ce fut un autre événement : ma mère alla à sa rencontre au Havre. Il était cousu de dollars (à cinq francs) ou du moins le supposions-nous. En tout cas il remboursa aussitôt son brave parent et se disposa enfin, à goûter un peu de repos, en attendant de «refaire campagne» à l'automne suivant car il avait pris des engagements pour diverses commandes de portraits.


Décidément c'était la fortune. Il avait souffert d'une mauvaise grippe par ce froid mortel à Chicago mais ce n'était rien disait-il. Nous avons su plus tard qu'il avait eu un crachement de sang ; le médecin lui avait dit que c'était un sérieux avertissement et qu'il devrait prendre de très strictes précautions. Il s'était promis à lui-même d'y veiller en secret, ne voulant pas compromettre le profit de ce nouvel hiver de travail et il repartit.

 

Maurice Boutet de Monvel - L’ombrelle de Marie - Nos enfants 1887


Même succès mais moins d'excitation. J'ai connu ça ... Sa saison finie il revint avec son nouveau butin.


A son retour je me vois encore montant quatre à quatre comme nous en avions l'habitude les trois étages de notre maison de la rue de Condé. Arrivé en haut je fut impressionné de le voir tellement à bout de souffle, qu'il faillit se trouver mal ; «Décidément je ne peux plus» dit-il avec un air accablé qui me frappa...


Maurice Boutet de Monvel consulta Faisans le célèbre spécialiste des poumons de l'époque ; il lui trouva des lésions si profondes que, selon lui, leurs origines pouvaient remonter à près de vingt ans, sans manifestations extérieures, il lui fallait de suite se soigner avec la dernière sévérité. Peut-être pourrait-il retourner en Amérique dans deux ou trois ans, mais pour l'instant, il fallait cesser tout travail : sur-alimentation, chaise-longue, oisiveté, et renoncer à ses chères cigarettes, ce qui lui semblait plus cruel que tout.


Maurice Boutet de Monvel ne réalisa pas tout de suite l'étendue du désastre: il avait toujours eu tant d'activité qu'un peu de repos forcé, avec des économies devant lui pour la première fois, n'était pas fait pour lui déplaire et il pensa retrouver sa vie normale l'année suivante.


C'était le printemps, la bonne saison pour sa maladie dont il se ressentait peu à ce moment ; il commença la chaise longue à Nemours, très entouré par tous les siens, et se mit à engraisser, hélas! et à perdre progressivement sa sveltesse de page...

 

 Maurice Boutet de Monvel - La convalescence de Germaine - Nos enfants 1887


Maurice Boutet de Monvel avait du renoncer à la décoration de Domrémy, ce qui l'avait crucifié ; c'était trop cruel d'abandonner en route cette oeuvre magnifique qui devait tant ajouter à sa gloire. Ne voulant pas laisser son seul panneau terminé dans un entourage médiocre, il préféra le garder. Comment le vieux roi du cuivre, le sénateur Clark(50) , a-t-il appris le chagrin de mon père pour cette oeuvre inachevée ? Sans doute par sa fille(51) , à laquelle Maurice Boutet de Monvel avait dû écrire. Le vieux Clark l'aimait beaucoup et lui avait demandé le portrait de ses enfants ou petits-enfants. Il lui commanda d'exécuter pour lui à des dimensions restreintes les six panneaux qui devaient figurer à Domrémy. Ce fut sa dernière joie artistique en même temps qu'un bien précieux réconfort matériel, car ses pauvres économies d'Amérique s'épuisaient.


On lui permit de revenir passer ses hivers à Nemours où il put travailler à ces fameux panneaux qu'il devrait livrer un par un année par année et il commença ce travail patient, le seul qu'il put désormais entreprendre.


Il vivait là seul, en tête à tête avec sa belle-mère(52), qui s'était complètement retirée à Nemours depuis la mort de son mari. Il ne passaient guère que les heures des repas ensemble, Maurice Boutet de Monvel devant vivre en toute saison les fenêtres grandes ouvertes ... Efforcez-vous d'imaginer ce pauvre vieux monsieur sans jamais le moindre feux, dormant quasiment en plein air même au mois de janvier, et travaillant toutes ces journées d'hiver dans son grand atelier glacial... Il était tout emmitouflé de châles, avait des mitaines, des souliers fourrés, et ne se plaignait pas...

 

Son dernier travail fut l'illustration d'une vie de Saint François d'Assise qu'avait écrite mon frère Roger(53) pour les Etats-Unis. Elle lui valu sa dernière joie. Il voulu se documenter à Assise et, au crépuscule de sa vie, connu enfin la divine Italie. Il fit ce voyage avec ses chères soeurs Juliette et Cécile. Jacques Blanche(54), qui les avait rencontrés à Florence avait été ému du spectacle de ces deux vieilles filles entourant de leur sollicitude ce vieux frère malade.


Quand Maurice Boutet de Monvel vit les splendeurs murales des primitifs, il tomba, paraît-il dans l'accablement: «Si j'avais vu cela avant de peindre mes panneaux !» s'exclama-t-il et deux jours il demeura sombre et silencieux puis déclara que mieux valait, après tout, qu'il eût peint avec ses seuls moyens sans recourir à aucune influence ; et peut-être avait-il raison.


Au bout de six ans, ses panneaux de Clark étaient terminés. Je les ai retrouvés, plus tard, à la mort de Clark, magnifiquement exposés dans une salle spéciale à la Corcoran Gallery de Washington, à laquelle ils avaient été légués.


... Sa grande décoration de L'entrevue de Chinon avait été vendue à l'Art Institute de Chicago, où je l'ai revue avec émotion. Il avait exécuté péniblement quelques petits portraits, et il était enfin à l'abri des soucis...

 

C'est alors que le drame si longtemps différé à brusquement éclaté : un matin de l'automne 1912 il s'est senti enrhumé, mais d'un rhume sur lequel il ne s'est pas fait d'illusions...

 

 Maurice Boutet de Monvel - Le sabre de bois - Nos enfants 1887


C'était une sorte de pleurésie infectieuse qui commençait. Il a dû prendre le lit aussitôt et son cas n'a fait qu'empirer de jour en jour. Sa famille l'entourait d'une veine sollicitude. Le malheureux a langui une dizaine de jours, l'asphyxie gagnant, malgré les ballons d'oxygène. Les derniers jours ont été atroces ! Les yeux clos, il n'avait plus la force de parler et n'était qu'une misérable vieille machine à souffrir. Enfin, une nuit il eut un horrible hoquet et son martyr a pris fin. Il avait soixante-deux ans(55)...

 

J'ai passionnément aimé et admiré mon père mais, depuis le jour où je l'ai perdu, j'ai eu le croissant remords de ne pas lui avoir assez démontré... Je crains qu'il n'ai jamais su à quel point j'admirais son immense talent et cela surtout me désespère...


La jeunesse est stupide dans son instinct imbécile de vouloir tout rebâtir sur de nouvelles bases. Dans ma vitalité de jeune homme qui me faisait rechercher de nouvelles formules dont je suis bien revenu, mon père n'aura-t-il pas cru que je ne savais pas rendre justice au génie de son art délicat mais autrement puissant que les vaines violences de mes premières années de peintre? Cette crainte m'a souvent hanté dans mes nuits d'insomnie.

 

NOTES :

(40) L'architecte Paul Sédille (1836 - 1900), qui édifia également les magasins du Printemps. (Revenir)
(41) Société Nationale des Beaux-Arts 1899 n° 221 « Jeanne à Chinon». (Revenir)
(42) Robert U. Johnson (1853 - 1937), poète, était devenu, en 1881, directeur associé du Century Magazine qu'il dirigea à partir de 1909. (Revenir)
(43) Mrs Peter F. Chambers née Olivia D. Johnson. (Revenir)
(44) Charles Emile Auguste Durand dit Carolus-Duran (1837 - 1917). (Revenir)
(45) Théobald Chartran (1849 - 1907). (Revenir)
(46) Jean-François Raffaëlli (1850 - 1924) (Revenir)
(47) Bernard Boutet de Monvel évoque ici les anciens hôtels Waldorf et Astoria, qui avaient été réunis en 1893 pour former le Waldorf-Astoria, et avaient été démolis en 1929 pour construire à leur emplacement L'Empire State Building. (Revenir)

(48) L'actuel hôtel Waldorf-Astoria du 301 Park Avenue, qui fut édifié en 1931 entre la 49e et 50e rue, soit une quinzaine de blocks au nord de l'ancien Waldorf-Astoria, compte en réalité quarante-sept étages. (Revenir)
(49) Bernard Boutet de Monvel se rendit pour la première fois à New-York en octobre 1926. (Revenir)
(50) Le sénateur William A. Clark (1839 - 1925) était un politicien et homme d'affaires américain ayant fait sa fortune dans les mines, la banque et le chemin de fer. (Revenir)
(51) Certainement la fille aînée du sénateur, Mrs Marius de Brabant née Mary J.Clark (1870 - 1939), avec qui Bernard Boutet de Monvel entretenait encore des relations dans les années trente.
(52) Madame Charles Lebaigue née Claire Tritignon de la Poterie dont le mari mourut en 1903. (Revenir)
(53) L'ouvrage Saint François d'Assise, que Maurice Boutet de Monvel illustra de 21 gravures hors-texte et dont son fils aîné, Roger Boutet de Monvel était l'auteur, ne parut chez Plon, Nourrit et Cie qu'en 1921. (Revenir)
(54) Le peintre Jacques-Emile Blanche (1861-1942) était lié d'amitié avec Maurice Boutet de Monvel (Revenir)
(55 )Maurice Boutet de Monvel s'est éteint à son domicile parisien du 16 rue de Sèvres le 16 mars 1913 à trois heures du matin. (Revenir)